Travailler pour vivre et risque d’altération de soi

 

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Article portant sur la question de la souffrance au travail

 

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Voltaire a écrit dans Candide que « le travail éloigne de nous trois grands maux : l’ennui, le vice et le besoin. »

 

Jean de La Fontaine dans Le Laboureur et ses enfants, dit « Travaillez, prenez de la peine, c’est le fond qui manque le moins. »

 

Emile Zola, débute Germinal par cette première phrase :

 

« Dans la plaine rase, sous la nuit sans étoiles, d'une obscurité et d'une épaisseur d'encre, un homme suivait seul la grande route de Marchiennes à Montsou, dix kilomètres de pavé coupant tout droit, à travers les champs de betteraves. »

 

Plus loin dans l’ouvrage on lira : « Il fut terrible, jamais il n'avait parlé si violemment. D'un bras, il maintenait le vieux Bonnemort, il l'étalait comme un drapeau de misère et de deuil, criant vengeance. En phrases rapides, il remontait au premier Maheu, il montrait toute cette famille usée à la mine, mangée par la Compagnie, plus affamée après cent ans de travail ; et, devant elle, il mettait ensuite les ventres de la Régie, qui suaient l'argent, toute la bande des actionnaires entretenus depuis un siècle, à ne rien faire, à jouir de leur corps. N'était-ce pas effroyable : un peuple d'hommes crevant au fond de père en fils, pour qu'on paie des pots-de-vin à des ministres, pour que des générations de grands seigneurs et de bourgeois donnent des fêtes ou s'engraissent au coin de leur feu ! Il avait étudié les maladies des mineurs, il les faisait défiler toutes, avec des détails effrayants : l'anémie, les scrofules, la bronchite noire, l'asthme qui étouffe, les rhumatismes qui paralysent. Ces misérables, on les jetait en pâture aux machines, on les parquait ainsi que du bétail dans les corons, les grandes Compagnies les absorbaient peu à peu, réglementant l'esclavage, menaçant d'enrégimenter tous les travailleurs d'une nation, des millions de bras, pour la fortune d'un millier de paresseux. »

 

A parcourir ce qui est notre patrimoine littéraire, poétique ou philosophique on pourrait extraire à l’infini des citations d’auteurs faisant référence au travail.

 

Il n’est pas dans mon propos, ici, de présenter un paradigme qui consisterait à faire penser et voir le travail en tant que vecteur de souffrance, ou bien encore d’écrire que le travail entraine, peu ou prou, systématiquement de la souffrance. Le fait de n’avoir pas de travail, pas d’emploi, voire même n’être pas qualifié d’un métier, entrainera son lot de peine, aussi, si ce n’est le début d’un parcours de souffrances aux formes d’expression très divers.

 

Le travail, lorsqu’il le peut, apporte son lot de satisfactions, étant vecteur de sublimation – dans le sens psychanalytique du terme – et pouvant ainsi procurer plaisir. Le plaisir au travail ne sera pas abordé ici mais ne serait pas dénié. Il est vrai, à chaque fois qu’il est possible, quel que soit l’emploi exercé, si l’acteur peut y trouver plaisir rien n’est à commenter. Il est toutefois utile d’attirer l’attention sur le fait qu’il convient de ne dénier ni l’un, ni l’autre, ni le plaisir, ni la souffrance.

 

Affaire de contexte, saisi entre les bords de l’instant ou de l’espace de vie qui se déroule, le vécu du travailleur sera différent selon qu’il se trouve à l’aise ou bien contraint, fonction de son expérience à la tâche à réaliser, de sa facilité ou de sa pénibilité.

 

Si le travail peut être vecteur de plaisir – et, je le rappelle, c’est heureux lorsque possible, voire souhaité par tous – l’actualité sociale nous rapporte, au fil des années, nombre de cas allant de l’évocation de postes pénibles jusqu’à des situations dramatiques, lorsque le travailleur n’aura plus su supporter une peine et sera allé, dans les cas les plus rares heureusement, jusqu’aux limites de l’existence.

 

L’historique fournisseur d’accès téléphonique a marqué l’actualité il y a peu par un nombre important de suicides reconnus comme accidents du travail. Puis La Poste a suivi, avant même on se souvient d’ouvriers du groupe Areva ou bien de policiers, sans omettre les surveillants des établissements pénitentiaires, les sapeurs-pompiers moralement épuisés, les professeurs de l’enseignement secondaire mis à mal par une organisation et un contexte d’exercice difficile, voire pénible, etc.

 

Point n’est utilité de faire ici l’énumération, telle une énoncé de preuves, consistant à indiquer sur une période récente ce que le travail – sociologiquement et sur les plans réels et symboliques – aura pu produire de conséquences néfastes, faisant que certains se seront eux-mêmes condamnés au trépas par le fait de n’avoir pu rendre compte par la preuve d’efficience de leur compétence à l’exercice.

 

A la question sociologique de la souffrance au travail, abordée tout autant par Pierre Bourdieu[1] ou Christophe Dejours[2] - certes avec des référentiels conceptuels différents –, a suivi par les publications de Marie-France Hirigoyen[3] la problématique relationnelle – et à conséquences psychologiques – du harcèlement.

 

D’un côté l’acteur social se trouve dans des logiques de production, affecté à un poste, obligé à des contraintes dont il ne parvient pas toujours à comprendre la logique. De l’autre côté des personnes qui exercent un métier et qui font l’objet d’une relation d’emprise, d’une instrumentalisation, de la part d’un collègue ou d’un supérieur hiérarchique.

 

Lorsqu’on se réfère à l’étymologie même du mot « travail » on peut être quelque peu surpris en entendant ce à quoi il nous met en connexion symbolique, convoquant un cortège de représentations fantasmatiques ouvrant sur des logiques paradoxales, pouvant de fait conduire à la difficulté de penser, d’élaborer ce qui est du champ du travail. Ainsi, étymologiquement, le mot est d’origine latine. En ancien français, « travail » se rapporte au « tourment », à la « souffrance » (12ème siècle). En référence au bas latin (6ème siècle) tripálĭus du latin tripálĭum (qui, dans ce cas, désigne un instrument de torture à trois poutres).

 

Le travail exercé par un sujet évoque donc ce qui va du labeur[4] – dans sa consonance à la notion de pénibilité – à la notion contemporaine « d’activité professionnelle », ceci nous évoquant quelque chose de l’ordre d’un ensemble de procédures beaucoup plus complet que ne l’est, a priori, l’acte pénible et répété d’un ouvrier saisi dans l’application rigide des prescriptions d’organisation du travail proposées, en son temps, par l’ingénieur américain Frederick Winslow Taylor[5].

 

Travailler, d’une certaine manière, si nous poursuivons avec la référence étymologique qui nous renvoie à l’origine du terme, c’est donc déjà – symboliquement – être en situation de souffrir, ou de pouvoir avoir à vivre, à accepter, à gérer, quelque chose de l’ordre du difficile, du pénible.

 

Certains auteurs qui ont abordé le travail pris dans le sens sémiotique du mot ont soumis l’ensemble des données observées au raisonnement d’une psychopathologie psychanalytique. Ainsi, Christophe Dejours et Isabelle Gernet ont-ils développé une approche conceptuelle permettant de comprendre les conséquences du travail – à plus ou moins long terme – sur la santé de l’humain, que nous ayons à penser celle-ci sur les plans biologiques ou psychologique, ou bien de façon plus poussée selon ce que cela porte atteinte à la physiologie humaine ou à sa vie psychique[6].

 

La sociologie clinique[7] porte aussi, depuis plus d’un demi-siècle une grande attention à ce qu’il en est du travail, à partir d’une ethnographie de ses conditions d’être, de ce qu’on voit être commis par les agents sociaux, qu’ils soient apprentis, cadres, architectes, internes en médecine, artistes, ouvriers d’usine, enseignants, etc.

 

La lecture de l’ouvrage publié sous la direction de Pierre Bourdieu, La misère du monde, présente une anthologie d’ethnographie sociale faisant découvrir au lecteur les vies de nombres de personnes affectés à la répétition souvent ingrate de gestes et processus, sans sens, en privation de toute possibilité de réflexion ou d’initiative, castrant de manière symboligène le rapport intrinsèque qu’elles auraient pu – dans un autre contexte – développer sous l’angle du plaisir.

 

Pour l’évoquer, et à partir de la référence à ce qu’on appelle la manipulation mentale, l’ordre du pervers, Marie-France Hirigoyen, elle, nous parlera d’une souffrance dans le monde professionnel qui affecte l’être humain dans les tréfonds les plus intimes qu’il puisse avoir. En premier lieu il y a la nécessaire façon de se bien considérer soi-même, c’est-à-dire d’avoir une estime de soi suffisamment forte qu’elle nous permet de lutter contre de nombreuses formes d’agressions insidieuses au quotidien.

 

Mais lorsqu’un sujet est soumis à nombre d’agressions discrètes, mais pour autant factuelles perverses et donc manifestes, leur contenu latent – lorsqu’il y a inscription dans la continuité des agirs – finira par produire ses effets de destruction progressive et en continu.

 

Les notions de souffrance et de harcèlement au travail, lorsqu’elles sont bien circonscrites à des environnements limités à l’exercice des métiers, nécessitent d’être élaborées de façon conceptuelles.

 

La notion de pouvoir, pas seulement entendue en tant que légitimité à décider de l’action que doit commettre le collectif, mais dans un sens autre, perverti, qui passe par une forme de destructivité élaborée, presque sublimée, cette notion de pouvoir donc peut faire (aussi) son œuvre de manière cannibalique en consommant de l’humain au travail son énergie à bien faire. Ainsi, certaines organisations du travail, que l’entreprise soit du secteur privé ou public, peuvent revêtir l’aspect d’une machine à broyer l’humain en l’assignant à des fonctions privées de logique, provoquant l’ennui, la sidération de la pensée et donc du désir, l’anéantissement de la considération positive de soi.

 

Précisons ici qu’il est bien nécessaire d’exercer, quel que soit l’ordre social, une certaine forme de pouvoir. Mais parfois, et dans la plus démocratique vocation organisationnelle, il peut arriver – disons-le, il arrive – que le pouvoir légitime puisse glisser sur quelques poussées d’ego, quelques pulsions humaines naturelles mais inconscientes, et fasse que s’incarnent dans l’ombre de l’acte l’intention du contrôle du désir d’être de l’autre, l’une des formes de violence les plus destructrices, lorsqu’elle parvient à anéantir le sujet en sa consistance psychique.

 

Je reviens maintenant à la notion de souffrance, au verbe souffrir. Nous avons vu plus haut que le mot « travail » participait d’un tracé au fil du temps convoquant déjà le rapport à l’ordre de la souffrance.

 

Ainsi, le verbe souffrir provient-il du latin populaire «sufferīre », mot venant d’une altération du latin classique « sufferre » et signifiant directement « supporter, endurer ». Poursuivre en usant de la formule « souffrance au travail » revient donc à dire que nous parlons de supporter, endurer ce qui fait tourmente, commet la souffrance… Triste représentation conceptuelle venant saisir l’ordre intellectuel dans une confrontation paradoxale pré-consciente.

 

Mais alors, si je travaille, c’est pour souffrir ? Bien sûr que non !

 

Travailler à de multiples fonctions dont une, sociologique, est de bénéficier de la considération civile qui nous affecte une identité professionnelle, une utilité sociale. Travailler, avoir un travail, aller au travail est bien nécessaire, vital même dans le sens de ce qu’il contribue à faire de notre existence la possibilité d’une inscription dans le temps et donc l’histoire qui nous inscrive dans le souvenir conjugué au futur. Travailler est donc fondamental pour donner corps à son existence et à son inscription dans l’histoire..

 

Souffrir, en revanche, lorsque l’action du salarié, de l’employé, de l’ouvrier, du fonctionnaire rentre en consonance avec quelque chose de l’ordre de la peine, de la douleur n’est pas logique, donc disconvenant au contexte de ce qui permet à un individu de pouvoir se réaliser socialement.

 

Nous pouvons évoquer par ailleurs le référentiel juridique obligeant tout employeur à adapter la tâche au mieux de ce qu’il est possible pour l’agent qui doit la réaliser, à rendre sécure au maximum l’environnement de travail, à prévenir – expression bien connue aujourd’hui – ce qu’on appelle les risque psycho-sociaux[8].

 

Pour faire référence à mes activités de sociologue et d’analyste, en remontant sur une quinzaine d’années on note sans effort le nombre important – et en croissance – de signalement de cas allant de la difficulté à  l’occupation du poste (observations de la médecine du travail) à la situation souffrance, de violence(s) et de harcèlement avec les répercussions psychosociales qui s’y rattachent.

 

Ainsi, on observe dans les services de consultation ambulatoire du dispositif de santé mentale une demande croissante relative à la prise en charge clinique de la souffrance liée au travail, à certaines violences vécues et au harcèlement professionnel.

 

Les professionnels - médecins de ville, psychiatres, paramédicaux, psychanalystes ou psychologues - font la constatation d’une mutation de la clinique lors de consultations.

 

Une personne de structure névrotique confrontée elle-même à la souffrance au travail, dans un registre qui déstructure sa capacité à penser, à se sentir efficace, à « produire », va quelque peu bousculer – par sa demande de consultation – les cadres habituels de patientèle. Qui plus est, les profils cliniques de personnes victimes de violences diverses ou de harcèlement, qu’elles soient à distance de l’histoire ou bien encore au cœur de l’emprise, surprennent par leur nombre et le polymorphisme de situations convoquant, de ce fait, la souffrance de l’acteur[9] au travail.

 

Là où le sujet psychotique présente le délire comme signifiant de son suivi, la victime de souffrance(s) au travail cherche à déposer son histoire dans le même champ transférentiel que le clinicien. Ainsi, des affaires de subjectivités peuvent-elles s’agiter qui bousculent les repères établis. A la peine psychique de la personne victime se lie une clinique de la violence symbolique, dans les sens sociologique et psychanalytique, une clinique du trauma sans pour autant qu’elle soit identique à la pratique de l’urgence médico-psychologique.

 

A réfléchir sur le sujet, souffrir au travail est de ce fait une situation injuste. Injustice contextuelle pouvant devenir injustice vécue par une ou plusieurs personnes. L’injustice du contexte peut devenir injustice sociale lorsqu’on requalifie en masse des ouvriers sur d’autres lieux, à d’autres affectations, à d’autres choses que celles jusqu’alors connues.

 

Le référentiel des comorbidités d’expressions pathologiques en psychiatrie, pour ce qui touche à la souffrance au travail nous rapporte que celle-ci peut-être aussi, de manière plus ou moins directe, la conséquence de diverses formes de violence au travail qu’on peut retrouver à tous les niveaux de l’organigramme d’une entreprise.

 

Selon l’INSEE de nombreux travaux du champ du travail et du rapport de l’individu à son environnement professionnel font apparaitre que le phénomène de souffrance au travail est en progression constante.

 

Ainsi, en 2011, un rapport d’un collège d’experts a été remis au Ministre du Travail, de l’Emploi et de la Santé qui présentait les risques à l’origine de troubles psychiques et physiques.

 

Je cite[10] : « Les facteurs psychosociaux de risque sont à l’origine de souffrance et de maladies mentales. Ils sont également la cause de troubles physiques, notamment des maladies cardio-vasculaires et des maladies articulaires ou péri-articulaires. Ils fragilisent en outre l’insertion économique et sociale. L’ensemble de ces risques existent aussi bien pour les travailleurs salariés de tous secteurs que pour les travailleurs non-salariés, bien qu’ils prennent des formes différentes. »

 

Le rapport des experts précise d’ailleurs avoir défini six sources de risques psychosociaux émergents dans le cadre du travail

 

Ces facteurs de risques psychosociaux sont :

 

-  L’intensité du travail et le temps de travail. Un travail trop intense est source de risques : rythme de travail soumis à de fortes contraintes, objectifs irréalistes compte tenu des moyens disponibles, objectifs flous, instructions contradictoires, exécution d’une tâche sans cesse perturbée. Le temps de travail influe sur la santé et le bien-être par sa durée et son organisation.

 

-  Les exigences émotionnelles, c’est-à-dire la nécessité de maîtriser, façonner ou cacher ses propres émotions, afin notamment de maîtriser et façonner celles ressenties par les personnes avec qui on interagit lors du travail. Cela peut être le cas de soignants face à leurs patients, de policiers face à des délinquants, de commerciaux face à des clients, d’enseignants face à des élèves. L’organisation du travail peut rendre ces exigences plus ou moins fortes.

 

-  Le manque d’autonomie. L’autonomie au travail inclut les marges de manœuvre (choix de la façon de procéder, de l’ordre des tâches, prise d’initiatives), la participation aux décisions, l’utilisation et le développement des compétences. La notion d’autonomie est liée au développement et à l’épanouissement au travail.

 

-  La mauvaise qualité des rapports sociaux au travail, c’est-à-dire aussi bien des rapports entre collègues, qu’avec la hiérarchie ou avec l’entreprise. De mauvaises relations personnelles entre collègues ou avec la hiérarchie peuvent nuire à la santé : un cas limite est le harcèlement moral.

 

Au contraire, pouvoir compter au travail sur une aide matérielle ou un soutien moral, faire partie d’une communauté professionnelle qui se sent maîtresse de son travail protège. La reconnaissance de son travail, notamment par une rémunération perçue comme adaptée et des perspectives d’évolution favorables, est également un facteur positif, ainsi que le sentiment de faire partie d’une organisation juste.

 

-  La souffrance éthique, c’est-à-dire la souffrance ressentie par une personne à qui l’on demande d’agir en opposition avec ses valeurs professionnelles, sociales ou personnelles. La finalité du travail ou ses conditions d’exécution peuvent être à l’origine d’un conflit de valeurs.

 

-  L’insécurité de la situation de travail. Il s’agit du risque de perdre son l’emploi, de voir baisser sa rémunération ou de ne pas bénéficier d’un déroulement « normal » de carrière. La difficulté à supporter ses conditions de travail, les inquiétudes sur l’avenir du métier, les changements incessants ou mal maîtrisés, contribuent également à cette insécurité professionnelle[11].

 

 

 

Les experts signataires du rapport INSEE précisent aussi que « Les différents facteurs ne doivent pas être envisagés séparément. Leur effet dépend aussi de la durée d’exposition. Des événements traumatisants, comme un licenciement, peuvent sensibiliser à l’effet de certains facteurs de risque[12]. »

 

Tout se passe comme si, alors même que le phénomène est connu depuis longtemps, on assistait par la levée d’un déni collectif à une forte mutation culturelle, dans la forme et dans le fond, pour ce qui touche aux problématiques liées à l’occupation du poste d’un travail.

 

Toutefois, même si le déni parvient à s’estomper, il reste à traiter certains autres mécanismes de défense individuels et collectifs avec, tel que le propose Christophe Dejours, l’aisance à vouloir effacer – en lien avec un processus inconscient - la souffrance de l’autre par le phénomène de la banalisation du mal.

 

Mais je reviens un instant sur l’expression « souffrance au travail » pour en présenter, du moins parmi celles les plus connues et faciles d’évocation, les conséquences sur l’humain. Ces conséquences sont des atteintes globales, plus ou moins identifiables par les personnes affectées, sur leur santé, prise dans l’acception conceptuelle de la définition de l’OMS c’est-à-dire sur les plans physiques et physiologiques, psychologiques et sociaux.

 

Tout un chacun affecté d’un problème de santé, voire d’une maladie aiguë ou chronique, verra l’affectation des conséquences sur l’un des trois plans ou bien même les trois.

 

La symptomatologie développée par les personnes en souffrance au travail peut présenter :

 

-          Des troubles de l’humeur : tristesse, idées suicidaires, labilité, hypersensibilité, indifférence, irritabilité…

 

-          Des troubles de la cognition : troubles de l’attention, de la mémoire, désorientation séquentielle, difficultés de concentration récurrentes…

 

-          Des troubles somatiques : troubles digestifs, nausées, vertiges, perturbation du cycle menstruel chez la femme, céphalées plus ou moins chroniques…

 

-          Des troubles du sommeil (difficulté à l’endormissement, insomnies, hypersomnie diurne)

 

Progressivement, de la médecine du travail à celle de ville, on a vu apparaitre des « pathologies nouvelles », sans origines physiologiques ou dispositions morbides acquises, quasiment idiosyncrasiques[13] et/ou idiopathiques[14]. Ces nouvelles maladies, si on peut les dénommer ainsi, affectent toutes les catégories de salariés dans le monde du travail ; employés intermédiaires, cadres, experts et consultants, de l’ouvrier au dirigeant.

 

Dans un registre proche, parallèle en quelque sorte, il existe bien déjà – et ce de longue date – la notion de stress au travail. Ces deux notions que sont le stress et la souffrance ne peuvent toutefois se confondre l’une et l’autre. Si le stress peut conduire à la souffrance, le stress n’est pas la souffrance elle-même.

 

Le stress exprime dans sa référence étymologique et conceptuelle la notion de « contrainte ». Etre stressé, c’est subir des contraintes. Mais le stress n’a pas à lui seul la possibilité factuelle de déstructurer un ou plusieurs individus. Il peut être soit positif ou négatif, mais dans ce second cas de figure il convient qu’il voit s’adjoindre à lui un ou plusieurs autres facteurs agissant de concert sur le sujet humain pour pouvoir engendrer, sans qu’il puisse s’y soustraire, une situation de souffrance, donc de douleurs vécues, que celles-ci prennent leurs sources et aient formes au plan physique ou bien psychique.

 

Quels vecteurs la souffrance au travail peut-elle avoir ?

 

Il peut s’agir, au niveau relationnel, de situation de harcèlement, qu’il soit réel et intentionnel, ou contextuel et non-intentionnel. Les effets peuvent être destructeurs sur l'équilibre psychique global de l'individu et avoir des répercussions sur sa vie privée et sociale.

 

Toutes les formes d’agressions relationnelles peuvent être citées. Elles consistent en des actions négatives qui se manifestent sans parole ni contact physique mais qui correspondent au refus d’accéder au souhait d’autrui, à l’isolation sociale, à l’ostracisme et à la manipulation.

 

Certaines organisations du travail ou style de management peuvent faire que se développe un véritable syndrome de souffrance au travail. Il suffit en quelque sorte que le système parte à la dérive à partir d’une ou plusieurs des dimensions de l’organisation du travail :

 

-          Organisation hiérarchique, qui commet la division des hommes

 

-          Le mode opératoire, à partir de la prescription des gestes et des postures

 

-          Le contenu du travail et la division des tâches

 

A partir de ces trois dimensions on ajoutera d’autres facteurs agissant sur et dans l’humain :

 

-          La monotonie, l’ennui, la répétition, le sentiment de dépersonnalisation (« on est que des pions »), cadences et rendements imposés, impossibilité partielle ou totale d’initiative et d’espace de créativité, dévalorisation de la relation interhumaine

 

-          La peur sous toutes ses formes : perte de son emploi (intérimaire ou précaire), de l’accident, des blessures, des contaminations, etc.

 

-          Vivre l’injustice affectée à soi ou à l’autre : management froid, directives versatiles permanentes, injonctions paradoxales, etc.

 

Citons aussi toutes les formes de brimades internes ou agressions externes, le harcèlement sexuel et les agressions qui y correspondent. Les causes des souffrances au travail sont, non pas infinies, mais variables, mouvantes, mutantes. On citera encore les rapports de domination illégitime avec ce qui s’exprime et se vit donc de violence symbolique. Le sentiment d’injustice est lui-même un puissant vecteur du développement de la souffrance en milieu de travail.

 

Au cours du processus l’ayant atteint, le travailleur en souffrance entrera, après avoir usé de tous les stratagèmes conscients ou inconscients pour lutter contre, dans ce qu’on connait bien aujourd’hui sous le terme de burn-out, dont la traduction en français est « épuisement professionnel ». Ainsi, tel qu’évoqué plus haut la symptomatologie affectera le sujet au niveau biologique, psychique, affectif, social.

 

Pour quiconque a vécu, subi, été brisé par un syndrome de souffrance au travail, le parcours de recouvrement de la santé passera par des étapes difficiles, parfois longues, souvent douloureuses.

 

Au plan du collectif, d’une entreprise, si on veut agir sur la souffrance des personnes en situation de travail il convient de favoriser :

 

-          Des espaces de parole possible

 

-          Des temps de détente pour permettre à la pression de retomber

 

-          Des debriefings selon nécessité contextuelle

 

-          De faire intervenir un superviseur ou analyste des pratiques professionnelles

 

-          D’interroger la forme mais surtout le fond – totalement inconscient par définition – du style de management et du management lui-même

 

Au plan individuel, une personne en souffrance au travail, ou bien s’étant extraite par départ (volontaire, involontaire, contrainte, fin de contrat, etc.) en passera par :

 

-          Une phase nécessaire de reconnaissance de son statut de personne victime de souffrance

 

-          Une phase de reconstruction du sens de soi et de son utilité sociale, affective, privée…

 

-          Un temps d’accompagnement par un professionnel ou une institution ou bien l’adossement à un projet permettant de recréer de nouveaux liens avec une réalité environnementale respectueuse de son intégrité psychique et affective

 

-          La conquête d’un nouvel espace de réalisation

 

 

 

La dernière phrase de Germinal dit : « Des hommes poussaient, une armée noire, vengeresse, qui germait lentement dans les sillons, grandissant pour les récoltes du siècle futur, et dont la germination allait faire bientôt éclater la terre. »

 

Ainsi, bien qu’on ne souhaite à personne de souffrir dans le cadre du travail, si le travail peut nous amener à souffrir, gageons que le collectif humain puisse progresser encore pour faire que, même si un travail engendre de la peine à sa réalisation, il n’ait pas à affecter et détruire doucement et en continu celui qui s’y astreint.

 

Le travail, quand il n’engendre pas de souffrance, peut parfois générer des doutes, de la fatigue, être difficile, physique, d’intensité émotionnelle.

 

Mais s’il est réalisé avec la considération des autres, dans le champ d’une bienveillance relationnelle et culturelle, alors, quel qu’il soit, pour qui que ce soit, tailleur de pierre ou architecte, capitaine de navire ou matelot, pilote de rallye ou chauffeur de taxi, écrivain célèbre ou imprimeur, il pourra développer un vrai rapport de plaisir (au travail).

 

 

 

 

 

 

 

Frédéric Masseix, Annonay, avril 2015

 



[1] La misère du monde, sous la dir. de Pierre Bourdieu, coll. Points, Editions du Seuil, 1993.

[2] Souffrance en France, Christophe Dejours, coll. Points, Editions du Seuil, 1998.

[3] Le harcèlement moral dans la vie professionnelle, coll. Pocket, Editions Syros, 2001.

[4] Qui se réfère à un « travail pénible ».

[5] Le « taylorisme », méthode d’organisation du travail, tiré du nom de son inventeur, l'ingénieur américain Frederick Winslow Taylor (1856-1915) désigne la forme d'organisation (dite) scientifique du travail qu’il a définie et proposé d’appliquer à partir des années 1880.

[6] Psychopathologie du travail, Christophe Dejours et Isabelle Gernet, coll. Les âges de la vie, Editions Elversier Masson 2012.

[7] Référence ici aux approches développées par les sociologues Pierre Bourdieu (EHESS) et Vincent de Gauléjac (Univ. Paris VII).

[8] L’employeur a pour obligation l’intégration, dans le document unique, de l’évaluation les risques psycho sociaux (articles L 4121-3, R 4121-1 et 2  du code du travail).

[9] J’utilise ici le mot « acteur » dans son acception sociologique.

[10] Rapport du Collège d’Experts sur le suivi des risques psychosociaux au travail, avril 2011.

[11] Ibid.

[12] Ibid.

[13] L'idiosyncrasie (du grec ancien ἰδιοσυγκρασία / idiosunkrasia (« tempérament particulier »), dérivé de ἴδιος / ídios (« propre », « particulier »), σύν / sún (« avec »), et κρᾶσις / krâsis (« mélange ») est le comportement particulier, propre à celui-ci, d'un individu face aux influences de divers agents extérieurs. Les adjectifs correspondants sont « idiosyncratique » et « idiosyncrasique », et le concept général est parfois nommé « idiosyncrasisme ». Bien qu'on puisse parler d'idiosyncrasie en termes positifs concernant un objet, une personne, une culture, etc., le mot est le plus souvent utilisé dans les contextes de la médecine ou de la linguistique, pour qualifier des comportements troublants, voire non souhaités. Définition extraite du dictionnaire en ligne Wikipédia.

[14] Idiopathique (du grec ἰδιοπάθεια, affection qu'on éprouve pour soi-même) est un adjectif utilisé en médecine qui indique : soit une maladie ou symptôme existant par lui-même (c'est-à-dire sans lien avec une autre maladie), soit une maladie ou symptôme dont on n'a pu attribuer la cause. Techniquement parlant, c'est un terme de nosologie (classification des maladies).

Dans la plupart des états médicaux (maladies, symptômes, etc.), une ou plusieurs causes sont plutôt avérées, mais chez un certain pourcentage des gens dans cet état, la cause n'est pas forcément apparente ou caractérisée. Dans ces cas, l'origine de cet état est appelée idiopathique. Définition extraite du dictionnaire en ligne Wikipédia.